3-6 juil. 2017 Université de Picardie Jules Verne - Pôle Arts - La Teinturerie - 30, rue des Teinturiers - AMIENS - Salle 304 (France)
Le cinéma documentaire d'auteur : un outil de connaissance sociologique ? Dialogue entre le sociologue et le cinéaste
Aude Servais  1@  
1 : Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne  (CESSP)  -  Site web
Université Paris I - Panthéon-Sorbonne, École des Hautes Études en Sciences Sociales [EHESS], CNRS : UMR8209, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS)

Cette communication s'inscrit dans le cadre d'un travail doctoral qui s'intéresse au processus de légitimation du cinéma documentaire, genre tiraillé entre reportage, film d'auteur, cinéma politique, cinéma scientifique et art contemporain, et plus précisément au rôle central des festivals dans ce processus. Un important travail d'enquête sociologique a été mené en France et notamment un travail de sociologie visuelle et filmique : entretiens filmés de cinéastes, photographies de festivals et analyse de films.

Cette communication se focalise sur les modalités originales mais aussi les difficultés pratiques du travail sociologique de repérage des propriétés de l'habitus des réalisateurs à partir de l'analyse de leurs films. Pour cet exercice, nous avons retenu un auteur et un film. Plusieurs raisons ont conduit à ce choix : 1/ Le film choisi a pour objet un festival de cinéma (le Festival International du Film de Cannes) ; 2/ Le film fait de ce lieu mythique un espace structuré où le pouvoir, qui prend des formes symboliques multiples, est très inégalement réparti ; 3/ Le film exprime le point de vue d'un auteur qui se trouve être dans une double posture de chercheur en sciences sociales et de cinéaste.

Le film Le Goût du tapis rouge. 73 mn, France 2016, sortie nationale le 17 mai 2017. Synopsis : « En mai, à Cannes, on croise divers personnages ordinaires qui fraient leur chemin dans les dédales de l'ordre festivalier. Se déroule alors sous nos yeux entre ces personnages et ce lieu fantasmé un dialogue imaginaire : qu'il soit professionnel du cinéma, travailleur, mannequin, cinéphile, groupie, artiste de rue, simple badaud, vendeur à la sauvette ou sans-abri, chacun, en vaquant à ses occupations, tente de desserrer la contrainte des interdits et de conquérir un peu de liberté en s'inventant un monde imaginaire saturé d'images, d'écrans et de symboles ».

Le réalisateur. Maitre de Conférences, cinéphile et festivalier, réalisateur de films documentaires. Issu des sciences sociales et de l'économie politique, son univers cinématographique est marqué par des thèmes philosophiques, sociologiques et politiques. Son intention d'auteur à l'origine de son engagement cinématographique est de « redonner de l'épaisseur au vécu des gens ordinaires, suggérer la créativité imaginaire de personnages anonymes, restituer leur capacité de construction identitaire et ce malgré la prégnance des structures sociales et des contextes » (cf. site de Ciném'A Production, association de production qui a produit le film).

Constitué de plans portraits, individuels et collectifs, le film met l'accent sur la corporéité de l'habitus des individus filmés, leur hexis corporel, et le rapporte à leur situation spatiale au sein de l'univers festivalier fortement différencié de Cannes. Les conduites observées, à distance ou par entretiens, cherchent à saisir simultanément la part structurée (ou déterminée) de leurs conduites et la part de résistance, structurante, innovante de ces mêmes conduites. Tout se passe comme si une tension intérieure agitait la conduite des individus, tension révélée par l'image dans les détails et les plis de l'hexis corporelle, individuelle, en groupe ou en foule.

 

Pour le sociologue, la nature épistémologique de cette connaissance sur le monde social qui se trouve contenu dans un film documentaire signé reste posée, sachant que la relation filmant-filmé se trouve enfouie dans les images visibles du film. A l'impossibilité d'accéder aux rushes, aux conditions de tournage et de captation des images s'ajoute l'impossibilité de décrire les procédés de sélection et de montage. Bref, le film ne dévoile ses conditions de production, et encore très partiellement, qu'en se référant à un informateur très engagé dans la production du film : le réalisateur. Il est l'informateur incontournable pour préciser la nature épistémologique précise des connaissances sociologiques produites.

 

Un film n'est donc pas une information imagée, une sorte de matériau empirique ou de méthode, dont l'usage scientifique serait comparable à d'autres types de données empiriques. Si la pensée conceptuelle a besoin de l'écriture, l'image donne à voir des choses dont la traduction en langage sociologique ne peut être le fait exclusif du sociologue. Introduire un dialogue entre le sociologue et le réalisateur, c'est d'une certaine manière introduire une comparaison entre deux langages, ou mieux encore, mettre en débat les conditions de verbalisation conceptuelle des images. Dans le cas présent, cette confrontation négociée entre le sociologue et le réalisateur quant à l'interprétation possible des images, est facilitée par le simple fait de partager le même référentiel théorique, donc de se concentrer sur les modalités de description des habitus corporels et de tenter de dégager un corpus lexical pour en parler.

 

La question posée « le cinéma documentaire d'auteur , un outil de connaissance sociologique ? » reçoit ainsi une réponse particulière. La connaissance sociologique que l'on peut extraire à partir du cinéma documentaire n'est pas une connaissance absolue ou substantielle, elle se présente fondamentalement comme une connaissance relationnelle, dialogique, produit d'une sorte de négociation empathique entre le parler du sociologue (concepts, enquêtes de terrain, données empiriques, observations, modèle, théorie) et le voir du cinéaste (intention d'auteur, trame narrative, mise en scène, dispositifs techniques, entretiens, captations d'images et de sons, montage, voix off). Cette communication entend mettre en scène, à partir d'extraits sélectionnés du film, une discussion entre le réalisateur et le sociologue sur les qualités épistémologiques des connaissances sociologiques proposées, les possibilités de les verbaliser, voire de les théoriser, dans la perspective in fine pour le sociologue de replacer ce point de vue particulier dans le champ social du cinéma documentaire français.


Personnes connectées : 1